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            « Cet hiver est plus noir que tout : la neige se retient dans des nuages lourds comme des vessies de porc pleines. Des vessies qui, loin d’être des lanternes, traînent leurs poches lie-de-vin à ras de terre. Le froid s’en fout qui casse les pierres, fait péter les arbres et fissure la terre jusqu’aux racines de l’herbe. On râle, inquiet, on hausse des épaules qui voudraient se débarrasser de tous les fardeaux annuels et millénaires. Se taire est pire que de gueuler sa rogne : on la mâche et c’est amer. Jean prend les choses autrement, en souriant (ce qui déplaît souverainement à ceux qui le rencontrent dans ces circonstances qu’on n’hésite pas à qualifier de dramatiques). Il est vrai qu’il est le seul à connaître ses projets. Des projets qui lui font tellement plaisir à voir qu’il les étale sur la table comme une carte géographique sur laquelle il dessine les mouvements de ses troupes qui doivent remporter la bataille. Denise le regarde faire, du coin de l’œil. Elle se le rince même, mais sous cape. Cette carte de géographie étalée sur la table est en réalité sa propre carte maîtresse. Elle jubile. D’un plaisir qui n’a rien à voir avec celui de son Napoléon d’époux. Son projet (pourquoi diable n’en aurait-elle pas un ?, un « à bibi », un qui lui fait parfois oser se dire : à malin, malin et demi) a précisément besoin de ce genre de passion, celle de Jean pour la terre. Elle serait bien bête de ne pas en profiter. Elle en profite donc. D’abord, et en priorité, pour assurer son plaisir. À tout péché miséricorde, se répète-telle en poussant tous les jours d’un millimètre – de sorte que personne ne s’en aperçoit – son Jean dans sa passion. Un poison qu’elle n’a même pas à lui faire boire : ce vin est du tout cuit, il le boit à la régalade. D’un autre côté, elle peaufine son ascendant sur un Marcel qu’elle connaît comme si elle l’avait fait. « D’ailleurs je l’ai fait ! » Exact : le taureau est avec elle un agneau. « C’est bête comme chou ! » se dit-elle en le voyant la regarder bouche bée, les yeux ronds et filer doux. Un Marcel à double usage, pas Artaban pour un rond. Elle s’en sert d’enclume pour forger son fer de lance. Car Marcel a toujours bon dos, on peut taper tant qu’on veut, il ne sent rien et ne plie pas. Dès qu’il y a quelque chose qui cloche entre elle et Jean, paf ! c’est Marcel qui écope. Sans rien dire. Et s’il bronche, elle n’a qu’à le regarder d’une certaine façon pour qu’à la seconde même il s’écrase, avec une espèce de rire idiot mais idoine sur sa gueule de cador mal rasée. L’effet est immédiatement bœuf : Jean, pourtant persuadé de le percer à jour depuis sa venue au monde, prend cette gueule pour argent comptant. Une monnaie de singe que Denise fabrique, il faut bien le reconnaître, à son corps consentant, dont désormais elle sait incomparablement jouer – en plus de jouir. Devenue maîtresse en la matière, elle en use comme d’un salaire, à la fois carotte et bâton. Leurs rencontres au milieu des boules de foin ont lieu aux heures fixées par les années d’usage. Leurs mœurs n’ont pas changé. C’est la même couverture, la même pénombre. C’est le même Marcel obéissant au doigt et à l’œil de sa chatte qui, réglo, s’ouvre avec ses quarante de fièvre hennissante. Un Marcel qui pète le feu et dont l’ambition du bas-ventre une fois assouvie n’a plus qu’une envie : sortir de là et monter dans son tracteur qui piaffe des quatre roues. Si parfois il lui arrive de se montrer tendrement cochon, c’est parce que sous sa combinaison, Denise s’est attifée de trucs mirobolants, d’où une mise à poil très exciting qui pendant cinq bonnes minutes font faire à Marcel exactement le chien lapeur nécessaire à la petite fantaisie de madame pète-sec. C’est rare. D’habitude leur petite bouffe n’excède jamais le quart d’heure vingt minutes. Mais il arrive aussi que la prise à la hussarde soit un assaut qui atteint immédiatement son point culminant tant le jockey cravache dur. Quoi qu’il en soit, tout se fait dans le silence (à part les ultimes  glapissements – ou feulement, c’est selon – de Denise) : ni elle ni Marcel ne sont des adeptes de la baragouinette. À ce train-là, force est de constater que Marcel baigne dans un état de réplétion béat. Il ne se pose et ne pose aucun problème, aucune question. Il vit, il mange, il tractorise. Il passe ainsi son existence sur terre, la terre étant sa seule raison de vivre, une raison pas compliquée : labourer, semer, moissonner, le tout au volant de sa machine. La femme en fait partie. Et l’accordéon, qu’il plie et déplie en le faisant hennir comme la femme. Une seule et même volupté, une toute-puissance. Il a ses hochets comme le financier, le chef d’État ou le chef d’entreprise ont les leurs : terre-objet, femme-objet, tracteur-objet, accordéon-objet. Point final, tout le reste est de l’à-côté. De sorte que vivant au jour le jour, il oublie ce qu’il a fait la veille. Sauf si la chose est restée en plan, inachevée. Ce qui fut le cas des petits tripotages à droite et à gauche destinés à foutre la trouille aux Pierre et Paul, des X et Y à mettre au pas. Il s’est bien amusé, surtout avec les génisses à faire détaler dans tous les sens. Un seul os : chez Ligonès, cette saleté d’Hélène. Qu’il a du reste complètement oubliée, gagné qu’il est par son truc, la mécanique : ouvrir le hochet, l’objet, le tracteur, déposer le moteur, etc. Tout à sa passion, il en délaisserait Denise si celle-ci ne le remettait dans l’ornière : elle n’a qu’à se montrer, nul besoin de claquer des doigts. Une Denise qui, mis à part Jean, doit aussi jouer au plus fin avec son rejeton de Serge. Pas rebelle, il ne dit jamais non mais n’en fait qu’à sa tête. Jamais à la maison, toujours à l’aventure. Certes, il y a l’école, qui le tient. De ce côté, il n’y a rien à dire. D’ailleurs Serge ne dit rien, elle non plus. C’est uniquement à Védrinel qu’il disparaît. Pour reparaître, certes, ce qui pour tout le monde serait le principal. Pas pour Denise : « il faut que je le tienne ! » Et elle ajoute deux trois mots bien envoyés histoire de se prouver qu’elle a toujours la “pêche”. »

 

© Guy Brémond, in Chronique d’un lieu-dit.

 

 

 




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