Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
/ / /


          « Costandini, c’est au premier coup d’œil une devanture longue, large et haute. Prétentieuse comme l’homme dont la hauteur est une bassesse. Un court sur pattes qui porte haut la tête, compensant ainsi sa taille basse par un regard lourd dans une face surélevée en forme de trône, grâce à l’architecture en volée d’escaliers de son torse tendu vers l’inaccessible. De sorte qu’il est aussi grand en parole qu’en vitrine. Laquelle est du même tableau de genre que la cuisine dite moderne : un meuble unique planté en plein désert avec un bibelot égaré dessus comme l’infecte feuille de menthe verte posée sur la portion congrue. Ça plaît aux affectés par l’infection de l’affectation susdite. Du bon meuble, assurément, mais à la fois exhibé par le mauvais goût et offert avec une telle parcimonie que c’en est le supplice chinois. Lucien, qui ne boit pas, ou plutôt qui ne boit que de l’eau, sait pourtant que pour apprécier, goûter un bon vin il faut en avoir plein la bouche. Le baiser c’est pareil. À moins de faire précisément la fine bouche, de faire ça du bout des lèvres, avec réticence, en dégoûté justement !

          Sitôt dans la place, Lucien – venu là puisqu’il le faut (n’est-ce pas Paulo ?), mais en traînant les pieds – perçoit distinctement un bourdon, bourdon humain, signe tangible qu’il y a du vivant céans. Il se dirige donc à l’oreille, avance entre des meubles, des tableaux empilés (car derrière la vitrine, comme sous la pellicule de l’homme Costandini et consorts, c’est le bordel…). Un bric-à-brac certain. Là, des boiseries XVIIIème aux panneaux démontés, appuyés au mur. Il avance encore un peu, s’arrête. C’est alors qu’entre une haute armoire noire et le mur du fond surchargé de peintures, il distingue un client encadré de deux clientes avec Costandini au milieu. Lucien pense aussitôt à un gros cornichon court pris en sandwich entre des tranches de pain de mie. Sauf qu’ici le cornichon pérore. Calvitie, crâne calcanéum, cravate crème, mondain, mains jointes, chichis : l’homme condiment. Une des deux dames joue visiblement sa pécore en prenant à témoin son voisin fort sérieux à sourire fort urbain. Un pas bel homme, mais copieux, qui fait montre de son pécus parvenu à la situation enviée du richard Crésus à Pactole idoine, ad hoc, seyant, utile, juste, honnête et sacré… Facile de constater que ça négocie dur, bien qu’avec onctuosité. Négociations laborieuses avec négociant retors. On achète du beau. En l’occurrence du cossu à pedigree de collection, du tableau à coffre-fort d’assurance tout-risque, de l’objet d’art à musée, à salle des ventes, Christie’s et compagnie, du fauteuil estampillé Bergez, Cresson ou Jacob dans lequel ne jamais – sacrilège ! – poser ne fût-ce qu’une demi-fesse sur deux…

          Lucien rétrograde, s’insinue la maigreur dans des arrière-boutiques bourrées de meubles mis de bric et de broc par ce braque de Costandini. Puis avise une Louis XVI au rembourrage un peu flapi, ne s’en assoit pas moins dessus, cale son sac sous ladite et attend, sûr d’être ici introuvable. Mais bien obligé d’entendre le micmac. Pareil à une télé sans image, cependant autrement plus suggestif. Ce que capte du blabla son oreille droite lui fait penser ouïr maniérer de conserve des cadavres dont la vêture des anciens vivants contient encore leurs baquets de viscères attaquées par les vers. Or manifestement, ces gens se lèchent les babines en parlant, et même les doigts jusqu’au coude. D’ailleurs les mots ne trompent pas, qui lui font voir jusqu’aux regards concupiscents qui vont avec. Les paroles de Costandini, quant à elles, lèchent s’il se peut encore mieux. Elles y mettent tout le soin, toute l’application qu’il sied d’avoir et de faire montre vis-à-vis de tels clients, de telles frimousses, de telles personnes si comme il faut pour un commerçant, nobility si charmante, si fortunée, si…

          Tout de suite vulgaire, décide Lucien qui constate, en jetant un œil-éclair sur le ring du bizness, que le pédégé du lieu au crâne en forme de talon d’hachoir, se détortille avec un art consommé de ses salamalecs pour laisser apparaître peu à peu sa tête de tous les jours, celle du Shylock usuel pourvu de sa ruse d’ange déchu toujours soucieux d’un casuel…

          Puis le volume du son augmente. Un monsieur paraît, le monseigneur huppé d’extraction plébéienne ; le monsieur défectueusement grand à vieux mots fastes modernés des incorrections dernier cri, et dont le bête air hautain, copié sur un portrait de famille nombreuse logée dans les musées, a la mine humide de la dupe aggravée d’étroitesse… Vient ensuite une dame entre deux âges qui ressemble trait pour trait à une vanité ambulante, espèce fardée de nature morte d’un blond vénitien, ou d’un Titien chimique. Et alors chimie à tête dédaigneuse et silence de silencieux monté sur canon de 7,65. Ce n’est pas elle qui se décervelle. Elle tiendrait plutôt le rôle de la Sphinge à faciès altier, chevelure féline, buste marmoriformément madré aux seins en coup de poing. Derrière cet antique avance la seconde dame, femme sans port de reine ni franchise, la péroreuse, gueule à bagou qu’elle débagoule sans tenue ni retenue, un flot, un flux, reflux gastrique ou fluxion, mais épaisse sécrétion de mucosités bien gluantes. Très impressionnant. Enfin, point final de cette procession, voiture balai, ramasse-miettes à courbettes, Costandini sapé à mort dans son costard prune, la calvitie d’albâtre et le reste issu du babouin glabre gauchi par un baragouin chafouin au miel poisseux. Il a tous les mots qu’il faut pour, d’une langue habile au babil prometteur, râteler les paillettes d’un affluent du Pactole. C’est donc d’une personne physique très caudale, et avec une anxieuse obséquiosité proche de la prosternation, de la reptation, qu’il suit… La queue leu leu disparaît, chenilles processionnaires. Les voix diminuent, masquées par l’étouffoir du foutoir haut de gamme. Or pile à cet instant, une incoercible envie de tousser dresse Lucien qui en catastrophe avale coup sur coup une salive habituellement antitussive… Puis, toujours debout, tourné-appuyé contre le dos d’une armoire plus vieille que toutes les vieilles d’un hospice, il se racle la gorge, la bouche fermée enfermée dans sa manche. Soulagé, il fait trois pas, s’arrête parce qu’il entend la porte s’ouvrir, discutailler sur le pas, pia pia pia pia,      ping-pong prolongé… Une nouvelle quinte l’oblige à se précipiter la face dans la manche… Jusqu’à ce que le bruit de la porte qu’une main ferme referme lui annonce que le vieux beau monde a quitté l’officine. Alors Lucien se libère, se rassoit et opère largement, tousse enfin à satiété. Après quoi, s’essuyant la bouche après les yeux, il relève la tête et découvre devant lui un Costandini haut et court qui, reprenant illico son naturel bas, dit en actionnant sa lippe blême : « Un coup de pot qu’ils sont partis, sans quoi !… » Lucien se remet debout tandis que Costandini recule en criant quasiment : «  Bon, ne perdons pas notre temps. Je vous montre. Venez. » Il file déjà, faufilant son agile grosse personne dans les allées de son labyrinthe à punaises. Lucien suit, grand, maigre, raide. Il sait parfaitement que Costandini a horreur, mais alors horreur, la vraie, l’incrustée, l’indétachable, la sainte, l’odieuse, l’impardonnable horreur de se trouver côte à côte avec un plus grand que lui. Mésaventure qui cependant lui arrive souvent, considérant sa courte paille. Mais dans ces insupportables cas de force majeure il trouve systématiquement le moyen, soit de faire asseoir l’outrecuidant trop grand, soit de laisser entre le fâcheux et lui-même une distance suffisante pour qu’à vue d’œil l’inégalité naturelle s’efface. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Costandini souffre de la grandeur des autres. Cette mitoyenneté lui impose un sentiment d’écrasement : il se sent laminé, dominé, réduit à n’être rien alors qu’il est tout… Naturellement, avec ses clients, les fidèles de haut parage, de bon aloi, il prend d’indispensables précautions, tolérant même avec certains à fortune colossale une proximité qui avantage tellement ceux-ci qu’il s’offre une compensation justificative en réussissant toujours à leur fourguer un riblon supplémentaire. Bien entendu superbement restauré, c’est-à-dire replâtré. Et en les accouchant du même coup d’une somme extrêmement cicatrisante. Le baume. Le seul efficace. D’ailleurs il nomme à part soi cet ensemble de techniques, sa thérapeutique de Jouvence… »

 

© Guy Brémond, in Noria.

 

 




Partager cette page
Repost0

Présentation

  • : Le blog de Cicérone
  • : Biographie d'un écrivain également peintre dont la méconnaissance est une injustice
  • Contact

Profil

  • Cicérone
  • Ami de l'écrivain-peintre, je m'efforce de faire connaître son oeuvre, c'est la raison même de ce blog.
Si l'on désire obtenir certaines informations particulières, il est toujours possible de me joindre personnellement à cette adresse : artcu
  • Ami de l'écrivain-peintre, je m'efforce de faire connaître son oeuvre, c'est la raison même de ce blog. Si l'on désire obtenir certaines informations particulières, il est toujours possible de me joindre personnellement à cette adresse : artcu

Texte Libre

Voici une adresse pour celles et ceux qui désireraient éventuellement obtenir certaines informations particulières, si toutefois je suis en mesure de les fournir : artcultur@ifrance.com

Recherche

Autres textes.

Archives

Portrait

 

 

 

 

 

 
 

Il n’est peut-être pas tout à fait inutile de montrer le visage de l’homme auquel ce blog est consacré. L’esprit ayant besoin d’un support physique, grâce à l’intimité duquel il sait parfaire sa connaissance. La photo ci-contre date des années 1970.

 

 

 

 

 

 

 

 

Catégories