« On parle bas, on dit ci, on dit
ça, on répond, ou pas, on feuillette les partitions, on sort les instruments à cordes de leurs étuis, on les fait sonner, on s’accorde, on commente, on les repose, on prête l’oreille à Élise qui,
elle aussi à voix contenue, parle d’une Étude en trois parties pour le violon avec un accompagnement de piano très réduit, très sobre, exigeant un toucher délicat, ferme, etc. Lucien est sans
voix. Il se tait pour mieux regarder afin d’écouter comme on croit : les yeux fermés. De même que la jouissance amoureuse ferme les yeux de la chair surexcitée, la jouissance de la musique
ferme la même chair à tout ce qui n’est pas elle. Dès lors, toutes ses facultés, la vue, le goût, le toucher, l’odorat, l’intelligence, le sixième sens, le septième et les autres se concentrent
en un alliage dont la caractéristique est de supprimer toute distance entre la musique et lui. D’ailleurs en de telles circonstances, son âme s’installe toujours aux premières loges, comme le
pétoncle d’un sonotone dans le conduit auditif. Une chose est sûre, la musique, à moins de la chasser, répudier, tuer, embrasse totalement. Et elle comble. Car elle se donne intégralement, jamais
elle ne garde la plus petite note. De ce côté-là, comme de tous côtés, elle est bien la sœur consanguine de la poésie et de la peinture qui elles aussi se donnent entièrement, comblant qui les
comble comme un sexe comble un sexe. La puissance de la beauté n’est féconde qu’en prenant racine à l’intérieur de la puissance d’émerveillement. Aussi la musique entre-t-elle en Lucien comme
l’amour, comme le sexe qui donne tout : pour n’en plus jamais sortir. Définitivement, ad vitam. Plus de musique dans la pièce ! Ne restent que les instrumentistes. Lesquels, décontenancés,
cherchent un instant, l’air un peu bête, par quel point de fuite l’œuvre a pu s’escamoter… Naturellement ils ne trouvent pas. Seul Lucien sait qu’il est ce point en question, infime comme un
point dans le corps d’un livre, un point minuscule mais ouvert et par lequel s’engouffre et s’évade tout le contenu de l’ouvrage. Partout où il se trouve, s’il naît une musique, une forme, un
poème, une équation, un paysage, un monument, une peinture, une pensée, un homme, une suggestion, une femme – dont l’expression a la force de la beauté – il s’ouvre aussitôt si bien à elle que la
pièce, la ville, le monde se vident de tous leurs chefs-d’œuvre. Là, il regarde d’abord. En l’occurrence faire Élise, dont il apprécie l’adresse, le tact, le savoir-faire. Tout un service de
diplomatie à elle seule. Au surplus femme agréable, efficace, charmante. Il regarde également faire monsieur Dury. Un homme peut-être exagérément vieux, mais sérieux et studieux comme un
excessivement jeune marié. Lequel violoniste n’écoute d’ailleurs plus la voix affable d’Élise, mais celle que déjà ses yeux épousent en lisant la partition. Une voix qu’il traduit aussitôt d’un
archet vif et retenu, nerveux et léger, tranquillement ardent. Une danse lente, puis moins lente. Puis presque rapide jusqu’à bientôt accroître l’intrépidité de ses rythmes. Scansions pareilles à
un buisson ardent au milieu duquel un rechant lent s’allonge. L’air étincelle. Bientôt le chant s’amuït, aigu doux et ténu qui se replie par les ouïes dans le vieil amati, pour s’y clapir en
s’enlaçant au pivot de l’âme, mélodieux. Brusquement, tout cesse, et le violoniste, comme pétrifié par cette fontaine sonore sortie à l’instant de son instrument, semble se ramasser… Pour soudain
reprendre le faisceau de phrases, le redéployer, tissu plus formé, dessin plus sobre, coloris subtil, suggestive aquarelle. Mais il s’arrête à nouveau, hoche la tête, et de toute la double
longueur du va-et-vient de l’archet, déroule avec une lenteur intense un chant grave que les quatre doigts cursifs de sa main gauche calligraphient dans une écriture large et ronde. Trait long, à
peine ondé d’un vibrato court, mais doué d’une force à faire fondre des montagnes d’insensibilité. Un trait qui atteint le cerveau de Lucien, puis en fouaille l’abdomen, remonte en pétrir le cœur
qui alors, d’une contraction de parturiente, l’expulse jusqu’à ses poumons qui l’expirent en cri tendre… Monsieur Dury s’arrête net. Un arrêt dont le silence tranchant tranche dans le vif le
membre exquis. Amputation barbare. L’homme de l’art pose son violon. Et immédiatement, parce que Lucien qui attendait la suite ne les a pas dérobées, toutes les notes, globules rouges et globules
blancs, atomes crochus et leurs clefs, refluent en masse dans la caisse, vidant l’atmosphère… Un vide qui n’est pas un silence, mais une absence. Comme si le livre lu aspirait tous les mots du
poème, ou le tableau ses lignes et couleurs. Pour n’être plus, l’un et l’autre, qu’un crâne vide posé sur la table, immobile. Une nature morte. Toutefois cet arrêt sur son et lumière est
suivi d’une sorte de pantomime exécutée par une Élise au piano qui joue comme on joue à la marelle. Jeu d’enfant qui entraîne promptement le violoniste qui, lui, joue comme on joue à
colin-maillard. Un double jeu dont le pathétique est imprévisiblement accru par les quatre ou cinq onomatopées qui le court-circuitent, lesquelles sont un peu ce qu’est au film muet la musique du
virtuose placé dans l’ombre. Quant au jeune d’Orcenat laissé seul assis sur son siège, bien qu’auditivement attentif, il s’occupe, désinvolte et follement captivé, à promener sa main compétente
sur les cordes d’un violoncelle dont le corps, blond de la blondeur des femmes de Titien, est nonchalamment appuyé sur sa cuisse gauche. Lucien ne l’observe que parce que de toute évidence ce
musicien ne pelote pas distraitement son violoncelle. C’est rigoureusement impossible. Lucien en est sûr. Il a trop vécu, il vit trop chaque jour une passion dont la caresse est aussi bien la
question que la réponse pour ne pas être au parfum. Caresse d’ailleurs invisible. Heureusement, car il s’agit d’une caresse qui ferait geindre de volupté tout homme assez Tristan pour aimer
vraiment. Et une caresse qui, s’il n’était ici, lui ferait fermer les yeux de confiance, pleurer d’espoir, frissonner de peur, soupirer de soulagement et même ouvrir la bouche pour crier
encore, pitié, encore ! Bref. Or le visage de ce jeune d’Orcenat exprime précisément ce que procure ou inflige une telle caresse. Car il s’agit sans conteste possible d’un visage éprouvé par
l’insatisfaction du désir que celle-ci seule pourtant comble. Certes, physiquement, ce visage ne sourit, ne pleure ni ne frissonne ou soupire. Il ne crie pas non plus, il ferme seulement les yeux
sur un pêle-mêle d’émois. Émois que cependant Lucien voit se mouvoir sous son épiderme comme le globe oculaire roule sous la paupière close… Or à l’instant même, un glissando truité coulant du
piano le happe et l’emporte avec tout un peuple de feuilles bleues qui s’agitent en bruissant. Un bruissement qui s’avance, qui s’évase, qui en un lent crescendo s’élève pour se voûter en clameur
large, suspendue, immobile, exosphère. Tandis que glisse, volatile et déliée, une main d’ombre pianissimo, mouvement fluide, battement souple d’or mat et mordant sur l’ondulation duquel s’avance
un violon qui stridule sous le gant de crin de la crainte. Stridence bientôt si charnue qu’elle charme ce serpent d’or surgi du clavier, raidi dans son croît et oscillant d’une tête aiguë,
toujours d’or gras mais battu jusqu’à beurrer l’aigu obsédant du violon. L’âme s’étire alors le mince fil lisse. Et s’installe un étang vert, l’équanimité. Que cingle soudain un nerf sinueux
comme un coup de fouet… La voix se casse, qui néanmoins chante, cassée, chante à cloche-pied, tombe, s’écrie, chante son rechant et se récrie encore pour finir par tomber en poussière d’élytres.
Aussitôt nuagée par la main ronde qui dans l’eau profonde remue au piano tout un monde aqueux, roui comme un sang lourd dans une gorge blonde. Ce n’est pas la chanson des blés d’or, mais celle
des chairs qui, déchiffonnées sous l’épaisseur crémeuse de la terre, ont encore la blancheur épaisse des laits voluptueux. Une beauté que Lucien boit à même la voix, la bouche, le chant, le sein,
le son, le sang, buvant à même cette gorge que l’archet égorge et dont la main au piano baise les lèvres d’ébène et les dents d’ivoire. D’Irène. Volupté cambrée sur la corde raide, funambule,
long diminuendo, point d’orgue qui lentement s’enfonce dans les lointains blêmes, volupté qui va s’éteignant, lent coulement dans le corps de Lucien, vase canope dans lequel, mouvement perpétuel,
cette convolvulacée l’enlace de son ventre frais. »
© Guy Brémond, in Noria.