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          […] Largement éclairée, l’avenue retrouve Lucien. Qui constate aussitôt que l’agitation fanatique et les vociférations intolérantes ont été mises en sourdine par l’instinct cultivé de la faim. Négligeant sa voiture qu’il voit en face, serrée dans son créneau entre une fastueuse limousine et une non moins imposante cylindrée, il se dirige rapidement vers l’immeuble que lui a indiqué madame de Rebénac. Franchi le gué de l’impasse, étroit Rubicon, noire venelle, il arrive au 21 : bâtisse du XIXème à face lourde, pathos d’opéra, emphase tarabiscotée, suffisance ornementale, prétentieux hôtel particulier de trois étages, aujourd’hui transformé en trois appartements.

           Hall cossu, lumière prodigue, ascenseur, deuxième étage. Il sonne. La porte s’ouvre immédiatement dans un bain d’huile sur une femme sans âge, sans opinion ni autre titre de gloire que celui, pyrogravé dans sa figure d’albâtre, d’employée de maison. À laquelle et avant tout, Lucien souhaite un bonsoir dû, selon lui, à toute personne, de quelque condition qu’elle soit. Puis il décline, avec une concision plus grecque que latine, son identité et ses desiderata. Après quoi l’esclave salariée le conduit et l’enferme dans ce que faute de mieux il appelle une antichambre. Pièce qui, suivant la mentalité des propriétaires, peut servir indifféremment de salon, de salle d’attente ou de salle à manger. À peine la Toinette de service l’a-t-elle laissé, que déjà, sans avoir le temps de se retourner et bien moins de s’asseoir, Lucien voit la porte s’ouvrir sur une personne de sexe féminin, mise en conformité avec le cadre brillant et dont la tête est un sachet de satin à la reine rempli de son, de silice ou de sirop. Suit un silence de réplétion. Un bloc sans rien d’écrit dessus, un silent block. Une impassibilité hostile que Lucien ressent comme une frigidité ennemie. Qu’il salue néanmoins en amie, avec même les ménagements d’une politesse ornée d’égards avenants. En vain : madame Chazeau (puisqu’il s’agit d’elle) retire sa main lisse et froide – « aurait-elle le cœur chaud ? » – en prononçant avec une gravité tranchante, mais d’une voix aqueuse qui rend l’ensemble saugrenu : « Vous désirez ?… » À cette expression de goton glorieusement vernissée d’éducation clinquante, Lucien se retient de toutes ses forces à la prudence de son discernement pour ne pas répondre discourtoisement : vous presser le citron. Aussi s’entend-il dire très utilitairement : « Vous expliquer pourquoi… – Alors brièvement. En deux mots. » Cinq mots d’interruption grossière qui ont en tout cas le don de lui remettre en bouche une défiance momentanément déroutée. Dûment réarmé de cette qualité préservatrice, Lucien s’exécute, véritable virtuose du résumé. Là, l’exploit du chapitre de trente pages réduit fissa à trente mots pas plus. Qu’il achève en s’octroyant un dix-neuf sur vingt, pas plus, parce qu’il se fait l’obligation de le ponctuer dans les formes requises par l’élémentaire civilité, en précisant : « Aussi, madame, je vous serais infiniment reconnaissant d’avoir la bonté de m’instruire de ce que je suis en droit… – Quel droit ? Où vous avez vu un droit, vous ? Et puis d’abord qui vous dit que je sais quelque chose, moi ? Je ne vous connais pas, je ne vous ai jamais vu, je n’ai jamais entendu parler de vous. Je me demande bien qui a pu… – Pardon, madame, j’aurais dû en effet commencer par là. C’est madame Meyer qui m’a parlé de vous… – Meyer ? Qu’est-ce que c’est qu’ça, Meyer ? – Ma mère adoptive, madame. – Et alors ? – Alors, madame ? Eh bien elle vous connaît, puisque… – Grand bien lui fasse ! Moi, je ne fréquente pas ce genre… – Et mon père ? – Votre père ? Parce qu’en plus je dois connaître monsieur… ? – Duret. – Inconnu ! Jamais vu, jamais entendu ! Maintenant,   reprend-elle en se tournant vers la porte, si vous voulez bien… – Oh non madame ! proteste doucement Lucien, je ne suis pas venu vous voir sans avoir l’espoir chevillé au corps et à l’esprit d’apprendre de vous au moins d’où je viens. Et, ajoute-t-il en sortant de sa poche le mouchoir fin de femme dont il montre la broderie, d’où vient ceci. – Ça ? fait-elle en tendant la main pour s’en saisir. – Oui, madame, ce mouchoir, répond Lucien en remettant ce témoignage vital dans sa poche. – Je l’ai à peine vu… – Assez pour l’avoir reconnu. – Et après ?, hausse-t-elle la voix en haussant les épaules. – Eh bien après ce premier pas, vous ne pouvez plus artificiellement vous interdire d’accomplir le deuxième… – Ah oui ! – Bien sûr ! – Et quel ? – Lequel ? Mais, de m’apprendre qui je suis, qui sont mes père et mère… – Et pour quoi faire ? – Les aimer madame, et m’aimer mieux ensuite. – Ça ne me regarde pas ! – Vous avez tort, madame, rétorque Lucien qui en modifiant de manière change de ton, d’abord parce que je finirai forcément par obtenir gain de cause, et ensuite parce que je ne vois pas pour quelle raison vous refuseriez de m’être agréable. Sinon pour avoir le plaisir de m’être désagréable. – Qu’est-ce que vous faites ? questionne-t-elle en changeant de sujet. – Ce que je fais ? Eh bien vous voyez, je viens chercher… – Non ! Ce que vous faites dans la vie. – De la poésie, madame. – De… Ça ne m’étonne pas ! – Et accessoirement j’enseigne. – Vous enseignez… ? – Oui, professeur, français, latin, grec… – Aaah ! Bon. Et vous dites que c’est cette madame… Comment, déjà ? – Meyer. – Meyer… C’est possible après tout. Comment  voulez-vous que je me souvienne de tout ? Et ce mouchoir… ? – Vous l’avez vu. Fin, brodé, vieille odeur d’iris… – D’iris. Quelle drôle d’idée, l’iris… Enfin bref. Alors vous voulez vraiment savoir… Bien, conclut-elle en le considérant d’un œil non pas rond ou en amande, mais carré, pareil à un parterre sans fleur ni couronne : un regard placide dans un visage de satin bourré de sable blanc (ou de son, de silice, de sirop). Puis en haussant à nouveau les épaules elle ouvre la bouche pour doctement prononcer : « Je vais vous montrer quelque chose… Mais je vous préviens : je vous montre et vous partez. Je ne veux plus vous revoir, plus ! Cette histoire est de l’histoire ancienne. C’est fini, terminé. Je ne veux plus en entendre parler ! » Et se tournant là-dessus, elle ouvre la porte, se penche dans le cadre qu’elle remplit et crie : « André ! Viens donc voir une minute… », puis refait surface, face à Lucien. Qui voit entrer un grand homme mal fait, demi chauve, chaussé de pantoufles et de lunettes à travers le verre grossissant desquelles monsieur Chazeau interroge aussitôt madame (« sa moitié, sûr ! son gouvernement », pense in petto Lucien), laquelle répond à voix soudain basse : « C’est le petit de la musicienne, tu sais ? ». Monsieur opine en appliquant un regard épais sur Lucien. « Reste-là, reprend-elle, je vais lui montrer quelque chose… J’arrive ! » Elle sort. Lucien en profite pour se présenter à monsieur sous son meilleur jour et tenter de lier une connaissance plus sympathique… Mais toutes ses paroles tombent par terre, pas une n’atteint sinon l’esprit du moins l’oreille de ce cerveau chaussé de lunettes et couvert de son cheveu coupé en quatre. Un cerveau qui ne daigne laisser tomber qu’un : « Attendez, ma femme va revenir… » Conseil qui tombe en effet à point puisque sa régulière annoncée franchit à l’instant la porte, demandant, suspicieuse : « Qu’est-ce qu’il y a ?      – Rien, je lui dis d’attendre. – Bon »,  murmure-t-elle comme on dit : c’est bien à un chien raccourci à la docilité. Puis à Lucien, tout en secouant les papiers qu’elle tient dans sa main : « Voilà ! Et sachez que c’est uniquement parce que vous insistez au point de menacer… – Mais madame, je ne… – Si ! monsieur, notre tranquillité. À laquelle je tiens. Sans quoi, croyez-moi, je garderais ces lettres pour moi. Oui, des lettres. Vous en prendrez de la graine, ou pas. Ça ne nous regarde pas. Nous, ce qu’on veut, c’est ne pas avoir d’histoire, c’est tout, vous comprenez ? Bon. » Bon, répète-t-elle en s’approchant de Lucien tout en dépliant les feuilles de papiers : « Tenez ! lisez d’abord ça. Non ! s’écrie-t-elle parce qu’il fait le geste de saisir la feuille, je garde, lisez ! – Mais enfin, madame… – Non-non-non-non ! J’ai pas confiance. Vous lisez, c’est tout.         – C’est presque trop, ironise Lucien qui cependant lit déjà. – M’ouais ! Faites le malin, tiens ! Vous serez bien avancé quand je les aurais rempochées ! Ces lettres, vous ne les aurez jamais, vous m’entendez ? jamais ! » Il n’écoute plus, il avale des yeux cette écriture fine, écriture de femme dont les mots, les phrases, sont chacune une révélation… « Ça y est ? Bon. » Et elle glisse la première feuille sous la seconde sur laquelle il se jette aussitôt. Qu’il avale d’un coup, sans mâcher. Pour revenir à toute allure au début et relire mot à mot cette lettre signée Élisabeth… « Vous avez lu ? Alors c’est fini ! fait-elle en repliant les deux feuilles couvertes de la fine écriture, passant et repassant ses deux ongles sur les pliures, vous savez tout. ». Lucien n’a d’yeux que pour ces doigts, pour ces ongles acérés qui pincent la pliure de ce papier mince, de cette écriture fine, ces griffes qui replient dans leur pli les mots d’Élisabeth, Élisabeth elle-même et la femme qui y est ensevelie… Littéralement horrifié par ce geste, il a si brutalement mal, il a si douloureusement honte qu’il ne peut retenir son cri de rage ni sa main qui arrache les lettres de la torture des ongles, arrache lettres, enveloppes, tout ! toujours criant, tandis que madame hurle à son tour, apostrophe : « André ! Mais fait donc quelque chose, toi ! allez ! Vite ! Le laisse pas… Cours donc ! tu vois pas qu’il s’en va… ? » Elle-même se précipite, heurte un meuble, jure, s’empare en courant d’un coffret posé là qu’elle lance sur le fuyard, hurlant : « Madame Yvette ! madame Yvette !… » […]

 

© Guy Brémond, in Noria

 

 



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