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          « Ses voisins du dessous, eux, les Magnien mère et fils, ne sont pas tout à fait comme ça. Des bourgeois, mais avortés. Des avortons sans joie. Paulo ne supporte pas. S’ils ne sont pas comme leurs semblables, tous suris d’ambition et formolés de lolots de consolation, ils ne sont pourtant ni révoltés, ni désespérés. Encore qu’on ne puisse peut-être pas tout à fait affirmer ceci pour la mère, laquelle boit vraisemblablement sa ciguë depuis son toujours. Quand il arrive à Paulo de la rencontrer seule – systématiquement sur le palier, à cause des chiottes –, elle est pareille à une femme morte qu’on aurait bourrée de vie comme on bourre un sac de son. Ils font semblant de ne pas se voir. En tout cas elle ne lève pas un œil. C’est une femme toute noire, hormis la figure de cire rance et séchée. Cette femme est la nuit, en regard du fils qui est le jour. Lui, c’est l’avachissement, le grandiose. Rare qu’ils se croisent dans l’escalier ou dans la rue. C’est un petit qui a engraissé. Un gros qui se tient extraordinairement droit. Un i court, épais, large sous le gros point du crâne qui ponctue ce gros caractère gras et gris. À la lettre, un plomb toujours vêtu du même costume, celui du vétéran gratte-papier. Un costume gris bleu clair qui le boudine, car il s’obstine à boutonner sa veste devenue trop étroite, de sorte que son postérieur fait saillie. Une double saillie. En effet, chacune de ses deux fesses soulève alternativement en marchant celui des deux pans de la veste qui leur correspond. Une veste tachée, froissée. Quant à la longueur du pantalon, elle a si bien été mangée par la largeur au fur et à mesure qu’il le remplissait en grossissant, qu’il laisse voir deux chaussettes molles emmanchées à deux godasses péniches. L’homme marche à petits pas lents, quasi solennels, la tête massive encaissée dans les épaules sur lesquelles son cou congestionné fait un bourrelet pileux de poils gris et follets. Le visage plein déborde en joues et bajoues au milieu desquelles s’incruste une bouche régulièrement close par la fermeture hermétique de son sourire sérieux, lequel est surplombé d’un nez sans importance, que chevauche néanmoins une paire de lunettes aux fines montures d’or qui grossissent deux yeux marron au regard défunt. Tandis qu’au-dessus d’eux fuit un front lisse taché de rougeurs qui vont se perdre dans les racines clairsemées de cheveux vieux plaqués en arrière. Tous les vendredis l’homme et sa mère montent la rue jusqu’au supermarché. Elle, toute noire, cassée en deux, crochée d’une main à l’anse du fils, son sac noir de l’autre, trottine, en retard d’un pas sur lui. Lui, droit, gris, le bras libre pendant, immobile, un grand cabas suspendu au bout, avance avec lenteur en levant exagérément les pieds. C’est elle qui achète, qui paie, qui range. C’est lui, porte-bagages, qui tient le pain sous le bras au cabas d’où sort la queue du poireau. Ils repartent comme ils sont venus : elle, cassée, à la traîne, crochée au bras du fils qui lève lentement un pied après l’autre. Ils y passent la matinée. Bien qu’ils se taisent toujours, Paulo les a entendus parler. Pas longtemps : Paulo marche vite. Mais le temps qu’il s’approche d’eux, qu’il les dépasse, qu’il s’éloigne, il surprend assez de paroles pour comprendre ce qui les occupe. Des paroles qui, si elles ne sont pas dites à voix forte, sont en revanche de fortes paroles. Dures. Elle se plaint. Des prix bien sûr, de tous les prix, ajoutant qu’ils n’ont pas les moyens… Gémissements qu’il coupe, lui, en affirmant, bas mais net, qu’elle « ne veut pas qu’il s’achète à boire, qu’elle est bête et méchante, que c’est une têtue, une punaise ! » Elle, elle bourdonne en parlant ; lui, il est tout doux, la voix salon, bureau, catimini. Ils s’interrompent brusquement au moment où Paulo arrive à leur hauteur. Puis, lorsqu’il les a dépassés, il les entend qui reprennent derrière lui. Paulo sait évidemment comme tout le monde que le fils Magnien boit. Mais qu’il ne boit que chez lui, jamais au bistrot. Du reste il ne fréquente personne. Il a pris l’habitude de boire en perdant sa place. À la perception. Il y a belle lurette. Une habitude qu’il a prise en mangeant : manger donne soif. D’abord un verre ou deux l’un dans l’autre. Puis, un jour poussant l’autre, il en ajoute un troisième pour faire glisser le précédent. Ensuite, cahin-caha, le verre se prolonge entre les repas, pour digérer. De sorte que son verre reste à demeure sur la table de la cuisine, au milieu, en compagnie du litre debout à côté du dessous de plat sur lequel sa mère pose le panier à fruits après chaque repas. Elle trouve que ça égaie. À propos du vin elle ne dit rien. Elle rouspète seulement après les prix qui augmentent, sa pension qui stagne, les fruits pas bons, le chauffage… Elle a une façon de rouscailler qui sape la placidité du fils. Un fils qu’elle appelle Raoul lorsqu’il lui coupe la parole. Un Raoul qui, las de l’entendre ronchonner, lui susurre alors à voix molle une phrase destinée à la « daller », à lui « fermer le claque-merde, punaise !… » Naturellement, malgré le geste qu’elle a de porter aussitôt la main à sa bouche, ce prénom prononcé avec l’accent de la prière a le don de le révulser. À tel point qu’il se verse un verre de vin. Qu’il boit toujours d’un trait comme on sable le champagne. Ce qu’il ignore. Il n’a jamais bu que du mousseux, et uniquement pour le jour de l’An. En outre et à ce stade, il est si excédé qu’il s’en verse un deuxième, coup sur coup. Quant à elle, qui ne marmonne plus que des lèvres, elle écoute glapir ce glouglou dans le silence comme si c’était là le bruit sinistre d’un noyé qui boit la mer... Lui, par contre, après avoir bu, se sent soulagé. Il dit alors pour mettre un terme à cette scène rituelle, un non moins rituel : « Punaise, va ! T’es ben vraiment qu’une punaise hein… » Tous les jours c’est ainsi. Tous les jours après le repas de midi, sa vaisselle faite, elle s’installe à sa table. Une table ronde, en noyer, qui vient de sa « pauvre mère », morte il y a sept ans, à quatre-vingt-deux ans. Elle s’installe de telle sorte que la lumière du jour vienne sur sa gauche, pour sa couture, sa broderie, parce qu’elle brode, et brode parfois de grandes pièces, des draps, elle a des clientes pour ça. Elle s’installe le plus vite qu’elle peut afin de bénéficier le plus longtemps possible de la lumière du jour : l’électricité coûte cher. Lui, à ce moment-là, revient des chiottes. Ceux dont se sert également Paulo, sur le palier. Il revient et s’assoit à sa place, face à la fenêtre, l’unique de la cuisine. La deuxième fenêtre de l’appartement éclaire la chambre de sa mère, contiguë. Lui il couche dans l’alcôve, depuis toujours, gamin, le père était encore là... Donc il s’assoit, pour l’après-midi. Elle lui a laissé sa serviette de table, qu’il plie en long pour y appuyer ses avant-bras. C’est tout ce qu’il fait. Hormis de se verser, à intervalles métronomiques, un verre de vin après l’autre. Méticuleusement. Il n’en met jamais à côté, jamais. Sitôt qu’il a bu (d’un trait), il repose son verre – à patte, il dit, qui provient d’un service aux trois quarts cassé, légué lui aussi par la feue mère de sa mère – très exactement au même endroit, au demi-millimètre près, quitte à y revenir pour le décaler cette fois d’un trentième de millimètre, en ajusteur de précision. Il ne lit pas de journal. Il n’écoute pas la radio. Il regarde juste un peu la télévision, le soir, et encore. En effet, il faut d’une part qu’il ne soit pas déjà couché, et d’autre part que sa mère l’allume. Ce qui n’arrive, en moyenne, qu’une douzaine de fois par mois. À part cette télévision, il regarde devant lui. Mais il ne sait pas quoi, parce que lorsqu’il arrive que sa mère relève la tête et qu’elle dise, comme ça, pour rien, histoire d’entendre vivre quelque chose : « Qu’est-ce que tu regardes ? », il répond invariablement : « Chais pas... » Même réponse si elle demande : « À quoi tu penses ? ». Il ne pense pas. Il ne passe même pas son temps : il boit. Son seul travail consiste à être au monde parce que sa mère l’y a mis. Laquelle, après environ une heure d’occupation, commence son œuvre de sape quotidienne. En marmonnant, histoire de meubler d’abord l’atmosphère jusque-là quiète, ou plutôt morose, et même blême avec son persistant tic-tac ! tic-tac ! tic-tac ! Elle marmonne, marmonne : un moulin à café, gron-gron-gron. En augmentant insensiblement le son. De sorte que des tronçons de paroles sont bientôt reconnaissables ; puis des paroles entières ; puis des morceaux de phrase, des phrases entières… À partir de là, conservant la tonalité et la hauteur de voix acquise, feutrée, ouatée, fadasse, elle ne s’arrête plus de rouscailler, de rouspétailler. Quoi qu’elle fasse, qu’elle change de fil, qu’elle le coupe avec les dents, qu’elle ramasse son dé tombé par terre ou qu’elle remue sa grand-voile de drap, elle se plaint, elle geint, elle ramone, elle n’en finit plus d’entasser des griefs, des accusations, des lamentations. Elle broie du noir, elle en barbouille toute la pièce, jusqu’au plafond ; les murs suintent de ce brou de vieilles noix rances, elle en gave ses draps, sa boîte à couture, elle en sature le silence obtus de son Raoul… Qui s’en humecte le béton gris : il boit. Pas le brou ! son vin. Il en accélère même le rythme. C’est à ce moment, en quelque sorte la mi-temps de l’après-midi, car tout est réglé comme un papier à musique, qu’il se lève pour aller chercher un autre litre. Sous l’évier. Quatre pas aller, quatre pas retour. Il se rassoit, en profite pour loufer large… Sans ciller. Puis, en se raclant la gorge et d’un mouvement enchaîné, il décapsule son litre, remplit son verre jusqu’à l’obtention ras bord d’une surface maximale bombée, sans bavure ni faux col ni une demi-goutte à côté, bouche le litre à l’aide de son bouchon taillé par ses soins (un bouchon dure à peu près trois mois, soit, grosso modo, quatre cent cinquante litres…), le pousse à sa place attitrée sur la nappe, boit d’un trait – mais d’un trait de plus en plus lent au fur et à mesure que s’allongent le nombre de verres –, repose, souffle, et s’accoude à nouveau sur sa serviette de table. Là, le temps suspend toujours son long cours, parce qu’ici il ne vole pas, rien ne vole ici. Dans cet intervalle de néant que grisaille la jérémiade de la mère, le fils rote, broah ! Un rot épais. Qui autorise le temps à reprendre son cours élémentaire. Tandis que sur la figure de l’homme les plaques de rougeurs s’avivent et qu’il regarde le même rien de ses mêmes yeux marron grossis par ses lunettes à fines montures dorées. Et que sa mère continue sa litanie, sa mécanique obstinée, tenace, têtue, tentacule acharnée, sablier bourré ras la gueule de la sanie d’une vie émiettée, concassée, broyée. Elle est incapable d’arrêter son débit, son ronchon, son acrimonie ; elle vide sa barrique, verse toute sa lie, sa liqueur, son poison, son empois ; elle enlimace l’air respirable, le rend gluant, pâteux, suffocant… Le piège. Elle moud sa farine qu’elle mouille de sa salive. Une colle, une poisse. Une expectoration productive qui en tout cas ne l’empêche pas de broder ses fleurs délicates, fleurettes des bois, des champs, jolies coquettes, mignonnes pâquerettes aux coquines feuillettes et fringant bleuet tendrement incliné sur sa violette, l’œil mutin… « Tout coûte maintenant, tu vois bien ! On peut rien s’acheter… J’avais besoin d’une éponge pour essuyer la table. Eh bien non ! J’ai regardé les savonnettes, la nôtre s’use… Je sais pas ce qu’ils ont à tout augmenter. Y s’en foutent, eux, je sais, oh ! je sais, çà !… Mais j’invente pas les sous, moi ! Tu comprends ça, au moins ? Eh oui… On peut quand même pas se priver de tout ! c’est pas possible ! ça n’existe pas ! Tu te rends compte ? Là, tiens, si l’ampoule lâche, qu’est-ce qu’on fait, hein ? Tu peux me le dire, toi ? Non. Eh bien moi c’est pareil. C’est bien simple, on n’en a pas d’autre… C’est combien de watts déjà ? Soixante-quinze ? Tiens ! c’est comme pour les poireaux, t’as vu ? C’est plus dans nos moyens les poireaux, et pourtant on peut pas faire une soupe sans poireaux ! Alors je sais pas, moi, je sais plus, j’y arrive plus, j’ai beau faire, calculer… Si au moins ma pension suivait, mais non ! penses-tu ! tu voudrais pas ! ça serait trop beau, hein ! Dis que ça serait trop beau… Pfeu ! C’est pas pour nous, je sais bien. Nous, comme d’habitude, on n’a que les yeux pour pleurer… Si encore ton pauvre père était là ! Parce que c’est pas lui qui se laisserait faire, je te dis que ça, moi, ouh non qu’il se laisserait pas faire, ouh non !… C’était pas un homme à se laisser marcher sur les pieds, lui. Lui, fallait que ça marche droit, il était la droiture même. Et si on lui parlait de travers je peux te dire qu’il avait le mot leste, lui ! le tac au tac ! y mâchait pas, lui, il mouchait, et comme il faut ! fallait voir !… Non mais c’est vrai, quoi ! on peut pas toujours rester comme ça, sans bouger, à se laisser plumer ! Seulement voilà, c’est chaque fois pareil, chaque fois ! dès qu’on remue le petit doigt, paf ! faut qu’il nous tombe toujours un sale coup vache derrière les oreilles, nous… Nous on est bon pour… J’en sais rien, tiens ! Par contre, ce que je sais, moi, c’est que j’arrive plus à me retourner. Et le gaz, dis ! tu y as pensé, toi, au gaz ? s’il nous lâche comme l’ampoule, hein ? qu’est-ce qu’on fait ? Ça nous pend au nez, si tu veux savoir… Jamais je pourrai tout acheter, vendredi, tu penses ! Et pourtant j’ai serré ! Que l’indispensable ! Le papier w.c., par exemple… Sinon où veux-tu qu’on trouve du papier ? Il y a bien madame Boname qui me doit les deux taies, tu sais, les iris ? Elle voulait des iris, alors je lui ai fait des iris, moi ! Tu vois pas ? Mais si ! ces grands iris jaunes dans l’angle, là… Même qu’elle devrait m’apporter une deuxième paire de draps pour en broder d’autres tellement… Oh elle me paiera pas avant, va, c’est sûr ! je le sais, faut pas se faire des idées. C’est pour ça que je dis tout le temps qu’on devrait pas tant dépenser, nous, se retenir un peu. Seulement moi, tout ce que je peux dire !… C’est pourtant pas que je veux te priver, oh non ! oh non ! c’est pas ça ! tu le sais bien d’ailleurs. Mais je sais pas comment faire, tu comprends ? Si encore ça augmentait pas tout le temps, ça irait, on se contenterait… » Arrivée là, il est près de cinq heures de l’après-midi. Elle s’arrête alors de broder, sans toutefois cesser de parler, de mouliner de la langue, de moudre sa farine, de l’épaissir de salive, à la colle. À ce stade, l’atmosphère est irrespirable. Du moins pour le fils. Lequel, pour remédier à l’asphyxie qui le gagne, boit d’un trait plusieurs verres coup sur coup, toujours aussi précis, méticuleux, assis droit sur sa chaise. Néanmoins plus lourd, plus compact. C’est également le point à partir duquel il commence à répondre. Pâteuse ment, en grognonnant des mots peut-être incompréhensibles mais si incessants qu’ils en tarissent enfin une mère occupée à ranger son fourbi. Elle les connaît ces mots qu’il répète toujours de la même manière, en enflant la voix parce qu’il croit qu’elle fait la sourde oreille, exprès. C’est pourquoi il ânonne, pourquoi il articule sa pâte de mots en débitant son chapelet, sans d’ailleurs s’énerver. Du reste il ne crie absolument jamais, tout ce qu’il dit, c’est à voix de confesse, monotone : « Ferme-là un peu, tu veux ? Tu chies. Tu vois pas que t’arrêtes pas une seconde de chier, là, non ? Ta rengaine, et patati, et patala. Tu chies, j’te dis moi, et ça m’emmerde. Alors fous la paix, fais ton bazar, torche-toi avec, si ça t’plaît, j’m’en fous moi, mais ferme-la que tu me chies d’ssus avec tes conneries… Punaise, va ! Punasse, à m’rendre la vie impossible, là, avec ta chiasse. Tu parles d’une vie qu’on a dans cette baraque ! Et c’te vieille pie qu’arrête pas d’chier une seconde, pia-pia-pia-pia ! Torche ! que tu te chies d’ssus ! C’est pas vrai ? Dis voir qu’c’est pas vrai des fois !… Pas un moment tranquille, faut qu’tu l’ouvres, ton clapet, qu’tu m’chies ! Saloperie ! saloperie ! Punaise ! voilà c’que t’es, une punasse… Une vieille toquée, une toquante, tiens ! une tocarde ! pac’que t’es toctoc, toi, duchnoque. Tu m’emmerdes punasse, ouais que tu m’emmerdes, voilà ! parfaitement, tu m’emmerdes, tu… » Assis terriblement droit, il a le cul dans la chaise comme une bouse dans un vase. De plus, le bourrelet du cou en déborde sur le col, sur la veste gris bleu. Il parle, les bras posés sur la serviette de table. Il parle menu en laissant choser ses mots, sans bouger, sans hausser, sans regarder. Il parle. Ses lunettes ne lancent aucun éclair, et il ne parenthèse sa logorrhée qu’en avalant d’un trait son verre qu’il remplit avec la même exactitude, sans trembler. Sauf qu’à ce degré d’éthylisme, son poignet raidi laisse rouler la goutte sur le goulot qu’il rattrape maintenant d’un coup lent de langue large, pour immédiatement continuer à dire qu’elle n’est qu’une sale punaise, qu’elle l’emmerde, qu’elle l’emmouscaille avec ses jérémiades, ses draps, ses taies, ses tout et tout, qu’il en a rien à foutre, lui, qu’il a bien d’autres martels en tête, lui, alors qu’elle décanille, tiens ! Oui, qu’elle ramasse ses nippes, ses pattes, ses chiffes, toutes ses saloperies et foute le camp… À cet instant, sans pourtant sortir de sa lourdeur ni de ses gonds, il a des gestes. Le premier, celui auquel s’enchaînent tous les autres, c’est celui du bras. Qu’il allonge tout en continuant à murmurer saloperies, saloperies, saloperies !, pour saisir un bout de  linge, de nappe, de n’importe quoi, et tirer. Il tire et laisse tomber par terre. Tout. Tout ce qui vient, tout ce qui suit, le fil, les aiguilles, parfois la boîte, sans tenir compte des plaintes de sa mère qui en essayant de retenir ses chiffons, geint, « non ! non ! pas ça ! mais pourquoi ? pourquoi ? », des larmes dans la bouche, dans les yeux, tandis qu’il tire, lui, qu’il suinte ses saloperies, saloperies !… Et les voilà à tirer le chiffon chacun de son côté, à crier à voix basse en se méli-mêlant : « Non ! non !… – Saloperies ! – Mais pourquoi ? pourquoi ?… – Saloperies ! – Non, pas ça, non-on !… » Ils font si peu de gestes que si c’était à la télé et qu’il n’y avait pas de son, on croirait qu’ils ne se font pas mal, qu’ils jouent… Dans ce jeu, comme elle n’est pas la plus forte, c’est elle qui finit par lâcher prise, de sorte qu’il fout tout par terre, tout… Scène quotidienne qu’ils répètent tous les soirs : elle, la tête dans les mains, ses larmes dans la bouche ouverte, muette ; lui qui attrape la boule du dernier drap qu’il flanque mollement sur le tas, « là ! »     souffle-t-il. Une scène sans bruit, sans casse, sans cri, sans jamais un mot plus haut que l’autre. Lui continue simplement à rabâcher ses : saloperies ! saloperies ! Après quoi il se verse un verre de vin, ras, net, léchant la goutte, saloperies ! saloperies !, qu’il boit d’un trait, lentement, et même laborieusement, tandis qu’elle pleurniche, se lève, cassée, noire, qu’elle s’appuie à la table, s’agenouille par terre, rassemble, ratisse, ramasse, qu’elle pose les choses sur sa chaise, essaie de se relever, n’y arrive pas, pleurniche, prend appui sur la chaise, se cogne… Saloperies ! saloperies !      suinte-t-il tandis qu’elle se remet sur pied, cassée en deux, miaulant encore un « mais pourquoi ? » qu’il n’entend pas, qu’il tabasse même avec ses saloperies ! saloperies ! d’autant qu’il se reverse un verre, lèche la goutte, saloperies ! boit d’un trait, le i droit sur sa chaise sans écouter ni voir qu’elle chialote en emportant son bazar à côté, dans sa chambre, qu’elle revient, toujours noire, plus cassée en deux que jamais, qu’elle remet en vrac dans sa boîte les bobines, les écheveaux de fils, les ciseaux, puis qu’elle se ragenouille en couinant à nouveau ses « mais pourquoi ? pourquoi ? qu’est-ce que j’ai fait ? », qu’elle balaye des doigts ses aiguilles, ses épingles, qu’elle se relève, qu’elle chiale, cassée, qu’il boit, qu’elle pleurniche, qu’il verse, qu’elle disparaît, revient, noire, cassée, qu’il lèche, repose, qu’elle va à son placard, qu’il boit d’un trait, qu’elle sort sa casserole, la pose sur le gaz, renifle, qu’il se lève, droit, la veste gris bleu boutonnée serré, qu’elle met à chauffer la soupe, qu’il va à l’évier, se baisse, ouvre, range le litre vide, en sort un plein, va se rasseoir… Rassis, le gros point de la tête vissé sur le i raidi, il fait silence avec celui du tic-tac du temps terre à terre à peine agacé par le glouglou de la soupe. Jusqu’à ce qu’elle pose, cassée, les assiettes, les cuillères, les couteaux, le morceau de saint-paulin, les « grosses pommes hors de prix et à cochon »… Ils mangent. Repas vite expédié : peu et pas bon. Après quoi elle débarrasse à petits pas, cassée en deux. C’est l’heure, ou plutôt c’est le degré de la journée où, très régulièrement, il se lève, droit, gros, large, rouge. Il se lève, va à l’évier, se penche à demi et vomit. Toujours dans l’évier, toujours, jamais à côté : comme il remplit son verre il vomit, le coup de langue sur le goulot étant remplacé par le coup de langue sur le museau. Peut-être qu’il vomit dans la vaisselle si sa mère n’a pas eu le temps de la faire ou de l’ôter, mais toujours dans l’évier, sans en mettre à côté. Il vomit à pleine bouche. Il remplit l’évier de sa vinasse dont l’odeur chaude s’élève comme celle de l’urine remonte du chiotte. Les deux mains appuyées sur l’évier, il vomit, sans bruit, sinon celui, organique, de la régurgitation. Un dégorgement immédiatement abondant, flux puissant qui flaque sur l’évier tandis qu’elle se tient debout, pas loin, cassée en deux, noire, une serviette blanche à la main, et qu’elle geint, qu’elle le plaint, qu’elle souffle, qu’elle fait à chaque spasme : « Ah mon Dieu !… Ah mon Dieu ! », ou bien : « Rah là ! là !… Rah là ! là !… », jusqu’à ce qu’il ait tout rendu, qu’il ait arraché la serviette… Il s’essuie, rouge, s’ôte les lunettes, se torche les yeux, rechausse ses lunettes, rote, rote encore, respire, soupire et, droit, boudiné dans sa veste de costume gris bleu clair boutonnée serré, levant anormalement haut les pieds, va se coucher dans son alcôve. Cassée, en silence, elle nettoie, range, replace à sa place au milieu de la table – parce que ça fait plus gai – la corbeille de fruits sur la toile cirée, et va ensevelir son corps cassé dans son lit pour économiser la lumière. »

 

© Guy Brémond, in Noria.



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