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13 juin 2009 6 13 /06 /juin /2009 06:09

Soir

 

 

Elle ne vient ici que le soir, mais presque tous les soirs. Non comme d’autres vont au café ou ailleurs dans un monde peuplé d’amis, de paroles et de chaleur, mais comme personne ne va se remplir le visage triste d’une pureté calme.

Elle vient et s’assoit au bord du bois qui est aussi le bord du ruisseau qui coule, qui roule et roucoule au pied des arbres. Lisière ondée d’émeraude, brodée d’éclats d’eau douce et sombre alentie brièvement, profonde, et nuagée d’améthystes.

Elle vient, s’assoit, et aussitôt le silence fait son œuvre. Un silence assis en face d’elle, un silence pénétrant, une femme enfin pénétrable. Un silence qui comme le peintre devant son modèle, se pénètre de l’âme avant d’en créer la chair. Elle ne savait jusqu’alors que le nom du silence. Elle le connaît dorénavant de vue, de l’ouïe et de près. D’un prénom si proche qu’il la touche, et qu’elle en est touchée. Tous les soirs. Nul besoin de tendre la main, l’oreille ni l’esprit : à peine arrive-t-elle que déjà tous les bords de ce monde l’entourent, resserrent leur étreinte, l’embrassent. Elle sent d’ailleurs très exactement venir se poser sur sa bouche la bouche du silence.

Elle s’assoit, écoute, puis contemple et goûte. Goûte le soir qui la goûte et y prend goût. La pénombre pelue apprécie en effet la pâleur de sa peau tendre, et le silence affectionne l’aveu de ses yeux grands ouverts sous le couvert des arbres. Un regard qui l’écoute avec le même état d’âme que les oiseaux de nuit le veillent.

Elle est là tous les soirs. Ou presque. Le presque étant l’ordre des choses humaines : des lois, du travail, de l’argent, des horaires… De l’accident.

Elle est donc là tous les soirs. Précisément là, au bord du bois, au bord du ruisseau, au bord de nuit. À écouter, à regarder, à respirer, à s’émouvoir des grandes voix du silence pétrir la pâte du temps mêlée au levain du soir. Des voix de laine jaune d’or ou d’or vert qui tremblent en se pressant la pulpe des lèvres sur les pénombres émues : le chant juteux du crépuscule. Des voix venues d’orées nacrées de nuit, nuit blanche d’avant sa naissance bleu nuit et nue. Des voix au vol duveteux, de longues voix rivulaires timbrées de lune fluviatile. Des voix de sève et de sang : des baisers de raisin roux, de vigne à la peau pruinée de femme au bain… Elle écoute ce silence étreindre sa chair, la modeler de l’intérieur où cette beauté reste à demeure.

Elle revient ici tous les soirs puisqu’aucun n’arrive jamais à sa fin. Elle y vient vite, ou plutôt elle est déjà là, venue on ne sait comment, sans bruit, sans se faire remarquer. Sans doute  commence-t-elle à ressembler au miraculeux silence. Elle prend d’ailleurs racine en épousant un hêtre gris contre lequel elle s’assoit, laissant alors ses pieds effleurer l’eau vive tendue comme la corde d’une guitare grave, une eau qui tintinnabule ensuite, ruisselante, et qu’arpège le courant vif. Peut-être revient-elle parce qu’elle commence à se sentir belle de la même manière que le silence, avant que les oiseaux ne hululent, commence à se sentir beau… ?

Elle sait bien que le silence n’est pas un corps de bois mort, pas plus qu’il n’est une absence ou une sombre créature qui se tait, ténébreuse et têtue. Elle sait maintenant que le silence est le miracle inclus dans le mystère. Un mystère qui comme toutes les beautés craint le bruit, qui comme tout amour s’effraie de la brutalité, qui comme toute création, essor de soie, de pudeur et de tulle, a peur des viols et de toutes les violences. Aussi devient-elle semblable au soir qui est un corps de hautbois que baise le souffle du silence.

Elle vient, et elle est comme chez elle. Car ici déjà moins laide que dans la rue, les vitrines, que dans le regard des autres et le sien surtout – qu’on lui retourne sans jamais un mot d’excuse, et encore bien moins un demi-mot d’amour… Le ruisseau ritournelle, chaconne et passacaille de sa dentelle ouverte en éventail, chuchuchotant de ses sourires de jupe déplissée, ris qui glissent, cristaux adorablement cassés sur un lit roux de cailloux lisses et roulés. L’ombre.

Elle vient et reste assise là, tout au bord, presque à tomber dans le soir. Assise au bord de sa vie, brindille sur l’aile de son assiette d’où émane une odeur de bois vieux, du buis amer des maisons vieilles aux parterres de dahlias lourds, un effluve qui d’une main aussi sûre que le cri des oiseaux exquis, lui confie qu’ici tout est semblable à la chair pacifiée des fruits confits.

Elle vient, s’assoit… Et le soir s’accomplit. Mystérieusement. Il est vrai qu’il y a de l’amour ardent dans l’air frais, que le cœur y est et qu’aucun homme n’est là pour tuer le temps.

Elle est seule. Il fait sombre, il fait beau.

Elle vient, s’assoit, et devient belle.

                                                                                             La beauté  Guy Brémond

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