C’est lui qui, en effet, déclenche le processus, disons socioculturel, de la redécouverte du peintre et de la découverte de l’écrivain. Précision qui a son importance : Vartore est aussi le seul à être resté (par quel mystère et quel miracle ?) en relation avec l’homme Brémond.
C’est ainsi que circulent bientôt des aquarelles, des dessins, des encres, des gravures, des textes. Une circulation qui s’effectue sans bruit, de la main à la main ; circulation grâce à laquelle on se fait en quelque sorte la main et l’œil. Si ce sang neuf ne fait pas rapidement ce qu’il est convenu d’appeler boule de neige – phénomène de grossissement plus souvent analogue à la boulimie du gastrolâtre qu’à la dégustation du gourmet –, ce doit être vraisemblablement dû au fait maintes fois observé que dans une population, quel que soit le milieu, le niveau, la classe, la culture ou le standing sollicité, le bon sang ne saurait mentir est toujours minoritaire.
Brémond, quant à lui, ne circule pas : il n’existe que par ces feuilles volantes que ne ramassent pas à la pelle (et pour cause ! si elles battent des ailes, c’est pour se poser en silence sur une table, entre deux tasses de café…) les quelques-unes et quelques-uns séduits, sinon même enchantés, par la beauté – qui se reconnaît à ses qualités de clarté, de simplicité, de modestie et de bon sens ; pas étonnant que la beauté soit féminine puisqu’elle est synonyme de pudeur…
Des feuilles donc de prix, ou sans prix, comme on voudra, que l’on regarde ou lit selon ce qu’elles transportent et transmettent sur leur face visible. Il est vrai qu’elles se donnent comme des amantes plutôt qu’elles se vendent comme des hétaïres. Elles ne se donnent cependant qu’à ceux qui ne les prennent que pour se donner à elles : des oiseaux rares. Rares, en effet, sont les êtres qui ont le courage et l’audace de joindre au présent qu’ils font d’eux l’hommage de leur avenir.
Paraît parfois un poème, qui n’est pas de Brémond, mais qu’il a illustré d’une gravure. Mais nulle
peinture.
Toutes les villes sont des déserts, ce pourquoi y fourmille une espèce humaine en voie d’expansion qui, comme les batraciens dans leur mare, a toujours les yeux à la surface de son
enterrement. Or les bains de silice ont le don de lapidifier le corps jusqu’à la moelle – ou l’âme, si l’on préfère. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ces villes tentaculaires, comme les
appelait Verhaeren (en 1895), sont des sarcophages trop affamés de chairs pour laisser la moelle, l’épinière et l’encéphale – ou l’âme, etc. –, se refaire les neurones et les nerfs en buvant le
sang frais d’une gravure ou la liqueur d’un plafond de lumière. Les villes ont les dents longues, qui cassent les os jusqu’au crâne qu’elles jettent contre ses murs pour en lécher ensuite ce
genre de peinture de genre, historique, allégorique ou mythologique… Leurs journaux sont des sarcasmes.
Guy Brémond ne lit pas les journaux, ne regarde pas la télévision, pas plus qu’il n’écoute la radio. Où il se trouve, il ne peut qu’écouter, regarder et lire la beauté : il n’y a rien d’autre. Et si les mots ont un sens ; si l’on s’interdit de suivre ce qui se dit, se voit, s’entend, se fait, se pense, autrement dit le sens de la pente, le contre-sens ; si l’on n’obéit pas à l’injonction selon laquelle il n’est plus à la mode d’être intelligent, alors on peut affirmer qu’en accomplissant son œuvre dans la solitude et la simplicité, Guy Brémond, qui n’a cessé de féconder la beauté, a l’art d’accoucher l’amour.
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